En France, les élections départementales viennent de se terminer. Que reflètent-elles de l’état de vitalité de la politique française ? La structure profonde du système politique actuel est-elle capable de répondre aux défis urgents auxquels le pays est confronté ? Esquisse sur la nécessaire implantation d’un modèle tri-articulé de la société.
Martin Bernard
30 mars 2015 – La droite, dominée par les Républicains (l’UMP, à l’époque de l’article) et l’UDI, sous la houlette d’un Nicolas Sarkozy de retour aux affaires (celles qui sont légales), crie victoire et s’imagine déjà sur une voie royale menant à l’Elysée, en 2017. Du haut de son olympe électorale, elle accuse l’opposition de ne pas avoir trouvé les remèdes miracles au cancer social qui ronge le pays, sans se rendre compte que les remèdes qu’elle a proposés, et qu’elle proposera encore si elle est de retour au pouvoir, sont tout aussi inopérants pour résoudre la « question sociale ».
La gauche au pouvoir, pointée du doigt, vaincue, incapable de régénérer un modèle sociétal suranné, campe sur ses positions, promet de maintenir le cap de ses réformes dictées par Bruxelles, et relativise le « message du peuple exprimé dans les urnes ».
Le Front National, enfin, qui n’a gagné aucun département, fête la progression continue de son influence dans une nation en décomposition, sans alternatives, qui voit son industrie se disloquer[1] et son agriculture – un temps fleuron du garde manger européen – se liquéfier sous la pression des normes européennes et des produits bons marchés importés d’Europe de l’est ou du Brésil.
Une réflexion politique abstraite
Face aux urgences sociales de notre temps – chômage, perte d’identité, accroissements des inégalités et du sentiment d’injustice envers une élite qui ne cesse de s’enrichir, appauvrissement du tissu rural et provincial, désindustrialisation, et « désagriculturisation », etc. -, il semble urgent d’imaginer une voie nouvelle, conforme aux réalités de la vie, capable de renouveler la vitalité d’un organisme social rongé par une maladie profonde, et de répondre aux exigences de notre temps.
Un des constats des dernières élections est que cette voie nouvelle, nos dirigeants actuels, empêtrés dans des luttes de pouvoir inhérentes au système des partis, sont incapables de la concevoir. Enfermés dans la routine quotidienne d’institutions considérées comme des socles immuables de la société, leur force de pénétration des réalités de la vie se trouve réduite à l’état de réflexion abstraite et figée.
Cloîtrés dans des palais ou de luxueux appartements, protégés par des gardes du corps en uniforme, ces dirigeants s’imaginent pouvoir répondre par des mesures superficielles aux attentes concrètes de millions de citoyens éprouvant au quotidien la nécessité d’une transformation profonde du modèle sociétal, mais ne sachant formuler cette transformation clairement.
Trouver la force d’imaginer une solution nouvelle
Du haut d’un pouvoir qui se réclame, inconsciemment ou non, de figures tutélaires quasi mythiques telles que Napoléon ou Charles de Gaulle, les chefs des partis actuels (de droite ou de gauche) ne peuvent envisager de solutions en dehors de l’Etat républicain unitaire ; fier garant de la Révolution française, des Droits de l’Homme, et des idéaux de Liberté, d’Egalité et de Fraternité, mais construction politique du passé, qui doit impérativement trouver la force se réorganiser en profondeur sous peine d’imploser de l’intérieur (sous forme d’attentats terroristes ou d’émeutes révolutionnaires).
Parce qu’aucune solution réelle et viable n’est pensée, et donc formulée, les discours des hommes politiques sonnent creux, et accroissent le fossé de désamour qui existe à juste titre, en tant que réaction inconsciente à un manque de contenu pertinent, entre ces mêmes hommes politiques et leur base électorale : la population du pays. A partir de sommes d’abstractions superficielles on espère rebâtir une nation qui a besoin de conceptions nouvelles et concrètes pour se régénérer.
Ces conceptions, il faut pouvoir les penser en profondeur, et se défaire des préjugés courants qui empêchent l’éclosion de nouvelles impulsions de régénération sociale.
Fin de l’intrusion étatique dans l’éducation
Dans le domaine de l’éducation, que l’Etat actuel reconnaît comme primordial à l’édification d’une société saine et équilibrée, un de ces préjugés concerne justement l’ingérence du politique dans le système éducatif. Cette ingérence, considérée comme bénéfique, impose d’en haut un programme scolaire national aux enseignants chargés de l’appliquer au quotidien dans leurs classes.
Face à ce constat une question se pose : cette intrusion n’est-elle pas précisément la source du tarissement reconnu de la vitalité du système éducatif ? Est-il normal que des technocrates, n’étant plus enseignants depuis longtemps, n’ayant jamais mis les pieds dans une salle de classe, ou étant issus des milieux économiques, dictent le contenu de l’enseignement scolaire et professionnel ? Ne serait-ce pas aux enseignants actifs dans l’éducation, sur la base de leur expérience quotidienne, de rédiger le contenu de ce qu’il convient d’enseigner aux enfants pour que ces derniers puissent développer au mieux leurs facultés individuelles, et ainsi façonner de nouvelles impulsions dans tous les domaines de la société (politique, économique ou culturel) ?
Différencier contenu et financement de l’éducation
Poser cette question aujourd’hui en France équivaut à se voir répondre que le retrait du politique de l’éducation reviendrait à rendre cette dernière chère et élitiste en supprimant la possibilité actuelle qu’offre l’État à tous les enfants d’accéder à l’enseignement en finançant leur scolarité. En énonçant cette remarque, on soulève un point essentiel, qui est le droit de tous à recevoir une éducation, mais ce faisant on s’éloigne du fait abordé plus haut : l’écriture des manuels scolaires par une administration politique étrangère à la vie éducative[2]. Conçus de manière abstraite, ces manuels ne pourront que faire éclore chez l’enfant une pensée abstraite, détachée des réalités concrètes de l’existence.
Si l’on veut réfléchir sainement à la question de l’éducation, il est indispensable de découpler le contenu de l’enseignement, d’une part, de celui du droit de chacun à recevoir un enseignement (lié au financement nécessaire à la scolarité), d’autre part.
Il est par exemple possible d’envisager un retrait du politique dans l’élaboration des contenus de l’enseignement, en maintenant une source de financement publique adéquate pour que chaque enfant puisse accéder à l’éducation de façon gratuite ou peu chère. Cette source de financement pourrait aussi être issue de fonds de donation alimentés par des entreprises ou des personnalités actives dans le secteur économique (sans que cet argent influence le fond et la forme de l’enseignement, laissés à la libre appréciation de celui qui est sur le terrain au quotidien et qui est conscient par son expérience de ce qui est nécessaire à l’enfant pour que celui-ci développe au mieux ses capacités personnelles).
Pour prévenir d’éventuelles dérives, d’autres enseignants en activité pourraient avoir la charge de faire en sorte que chaque enseignant respecte l’intégrité de ses élèves et favorise au mieux, par son enseignement, leur éclosion.
Une nouvelle structure sociale
Ceci avancé pour l’éducation, c’est une toute nouvelle structure sociale qui est envisagée à travers cet exemple. Cette structure – développée pour la première fois en 1919 par le philosophe autrichien Rudolf Steiner – repose sur le constat que l’entier de la vie sociale repose sur trois domaines distincts : le domaine économique, le domaine culturel/spirituel/éducatif (lié à la connaissance), et le domaine politico-juridique. Ces trois domaines interagissent entre eux (comme esquissé pour l’éducation) mais doivent pouvoir se gérer de façon autonome pour que l’ensemble de la société évolue harmonieusement.
La séparation structurelle de la vie éducative et de la vie étatique – comme envisagé plus haut pour l’éducation -, devrait, selon cette idée, s’étendre à l’entier du domaine culturel, géré en son fonctionnement propre par un organe rigoureusement indépendant de l’Etat et de l’économie, composé d’hommes et de femmes liés de façon pratique à une activité de la vie culturelle (arts, science, éducation, religion, etc.).
Distinction entre le politique et l’économique
De la même façon, l’Etat démocratique ne devrait avoir pour unique tâche que l’édiction de lois destinées à définir les relations entre les êtres humains, ou entre les groupements humains (par exemple sur la base des Droits de l’Homme et du Citoyen), et à faire respecter ces lois. Ces lois s’appliqueraient aussi dans le monde de l’entreprise, aussi loin que des relations humaines (et c’est la cas des relations de travail) sont concernées.
Elles ne doivent en revanche en aucune façon régler de quelle que manière que ce soit tout ce qui est lié aux échanges, à la production et à la consommation de marchandises ou de services au sein du domaine économique. Sur ce point une stricte séparation doit être opérée, car seules les personnes en charge de l’économie sont à même, par leur expérience pratique, de gérer au mieux la circulation des marchandises au sein de la société. Contrairement aux tendances actuelles, cette gestion ne doit cependant pas se mettre en place via la création de cartels privés, ou la privatisation des secteurs traditionnellement contrôlés par l’Etat, mais à travers la création d’associations regroupant en leur sein tous les acteursd’une branche économique donnée.
De la même manière, pour que le domaine politique puisse fonctionner, aucune influence venant d’un intérêt issu de la sphère économique (à travers des actions de lobbying par exemple) ne devrait s’insérer dans la définition d’une loi conçue démocratiquement, à laquelle chaque être humain adulte peut participer selon la conscience qu’il a du droit. Il s’agit d’être rigoureux sur ce point.
En son sein, pour tout ce qui concerne les relations humaines, l’économie doit composer avec les lois conçues par l’Etat, comme elle compose pour ses échanges avec les caractéristiques du sol d’où sont extraites les matières premières nécessaires à la conception des biens de consommation. Les acteurs du domaine économique devraient être libres, en revanche, de développer des lois pour ce qui est purement économiques, et qui ressort de la circulation des marchandises (production, distribution, consommation). Ces lois, l’Etat politique ne peut les inventer car il n’a pas l’expérience requise pour les imaginer en concordance avec la réalité pratique. L’existence de lobbying de la part des milieux économiques vient justement de cette incapacité (ressentie) du politique à pouvoir concevoir de manière juste l’agencement interne de l’économie. En supprimant les décisions politiques sur la nature des échanges économiques, on supprime du même coup la nécessité du lobbying en la matière.
Il ressort donc de ce bref aperçu un modèle reposant sur une triarticulation de la société en trois domaines distincts mais interagissant entre eux, fondé sur l’abandon de la conception sociale unitaire incarnée par l’Etat français républicain, cause des désordres actuels.
Au lieu d’une administration unique s’immisçant sans discernement dans tous les domaines de la vie, il est question ici de trois administrations, une pour chaque sphère de la société, autonomes dans leur fonctionnement interne propre mais liées aux autres de façon pertinente, comme esquissé dans les relations entre le système éducatif et l’Etat ou entre l’Etat et les entreprises du système économique.
C’est à cette condition que chacune de ces trois sphères de la société pourra développer sainement (on pense en particulier à l’économie) son activité propre, dans une autorégulation organique issue de leur interaction.
Notes
[1] La part de l’industrie dans le PIB français est passée de 35% en 1970 à moins de 20% en 2014.
[2] Lors de la rédaction des programmes scolaires, même si des enseignants peuvent être consultés, la procédure est tellement complexe que leurs conseils avisés sont en grande partie dilués dans la lourdeur administrative : http://www.libertepolitique.com/Actualite/Le-fil/Qui-decide-des-programmes-scolaires-Qui-redige-les-manuels